Comprendre enfin l’extraordinaire combat de Naruto contre Pain et ses différents niveaux de lecture

!! Cette chronique contient du spoil de Naruto (forcément) !!

J’entends encore souvent des lecteurs de Naruto se plaindre du revirement de Nagato (alias Pain) à la fin de son combat contre notre héros préféré – et de son caractère invraisemblable. Ils se demandent en effet comment le chef de l’organisation antagoniste du manga peut-il finalement changer si soudainement, et si facilement, son fusil d’épaule en décidant de ressusciter toutes les personnes qu’il a lui-même tuées lors de son invasion du village, au terme d’une discussion contradictoire avec Naruto. La critique sur ce passage se comprend, mais ceux qui la formulent ont-ils vraiment pris le parti de s’intéresser correctement au contenu du sermon que fait Naruto ? En tout cas, personnellement je m’y suis intéressé, et je pense qu’il est essentiel de s’y intéresser pour comprendre l’oeuvre dans son ensemble. Parce que Kishimoto prend le temps de développer la discussion finale entre les deux combattants sur quasiment huit chapitres et parce qu’il en fait un moment clé de sa narration. Certes, le revirement est soudain, mais puisque Kishimoto nous livre une explication, c’est cette dernière qui doit être appréciée et non le revirement qui doit être questionné en tant que tel, à mon sens. Cette explication est plus profonde qu’elle en a l’air et passe par une exploration des entrailles de la psyché de Nagato à travers son flashback, qui lui-même est entrecoupé par la démonstration de Naruto qui s’étend sur des dizaines de pages. A vrai dire, on peut totalement passer à côté, selon la façon dont on aborde la lecture du manga. C’est pourquoi je propose de nous aider de Nietzsche pour analyser au mieux la situation. On va le voir, la figure (ou le concept) du surhumain que le philosophe a développé va nous permettre de quadriller l’explication de Kishimoto. 

Donc en préambule, qu’est-ce que que le surhumain ? Le surhumain (übermensch) nietzschéen est une généralisation fantasmée de soi sous forme d’un type à venir qui se place moralement au-dessus des autres hommes (cf. l’excellent Nietzsche en schémas, de Pierre Girier-Timsit). Autrement dit, c’est l’humain vers lequel on choisit de tendre. Il n’a pas à rendre compte de ses actes auprès des hommes puisqu’il constitue en soi l’idéal à atteindre. 

Revenons-en au manga et à la scène qui nous intéresse. Elle suit une problématique bien explicite : Nagato demande à Naruto pourquoi il suit l’idéal de paix alors que c’est un idéal qui lui paraît objectivement destiné à l’échec. Ce à quoi Naruto va répondre qu’il ne suit pas l’idéal de paix porté par Jiraya parce qu’il croit dans l’absolu à cet idéal, mais il suit cet idéal parce qu’il “veut croire à ce en quoi croyait Jiraya”. C’est une raison suffisante à ses yeux, et c’est pourquoi je trouve que pour Naruto, la figure du surhumain s’incarne en son maître, donc Jiraya. En fait Naruto raisonne comme les personnes qui n’ont, pour croire en une idée, besoin seulement de croire en des personnes qui y croient. Et c’est vrai que, en sortant de la fiction, des gens sont devenus par exemple socialistes uniquement parce qu’ils avaient vu en Che Guevara ou en Jaurès des figures surhumaines.

Pour autant, d’après le Dictionnaire Nietzsche de Dorian Astor, il faut noter que le surhumain de Nietzsche est “relatif”, il ne “désigne pas un individu de génie, incomparable au commun des mortels”, mais bien “une possibilité générale de vie, donc rarement atteinte sans doute du fait de sa complexité, mais qui, si elle vient à se réaliser, s’incarne ou est toujours susceptible de s’incarner dans une classe d’individus”. La notion de surhumain désigne en fait “une capacité de réalisation ouverte à l’être humain, une puissance et une splendeur suprêmes, en soi possibles du type homme”. C’est pourquoi la figure du surhumain de Naruto, donc Jiraya, n’est pas en soi une figure absolue de tout un chacun. Elle l’est pour lui et seulement pour lui car il a été son maître. Jiraya est certes aux yeux de Naruto, un être subjectivement splendide qui le guide, de type surhumain donc, mais il peut être vu aussi par d’autres comme un idéologue raté. C’est ce que va rétorquer Nagato, qui refuse de voir en Jiraya un surhumain au début du combat.

******     Les images se lisent dans le sens original du manga (de droite à gauche)    ******

Cependant, une fois qu’on a compris comment Naruto s’était tourné vers l’idéal de paix – en passant par la figure de Jiraya, on comprend par quel chemin Nagato, qui a lui-même été un élève de Jiraya, peut y parvenir lui aussi. Et c’est pourquoi Naruto, pour faire basculer Nagato, va s’employer à prouver à ce dernier qu’au fond de lui, il considère également Jiraya comme un surhumain. Pour ce faire, Naruto va psychanalyser d’une certaine manière Nagato en l’obligeant à raconter son passé et à se rappeler quelle place occupe Jiraya dans sa vie – et lui rappeler que comme lui, il s’est construit autour de son enseignement et qu’il est épris de ses idéaux. Naruto va montrer que Jiraya est constitutif de Nagato lui-même. Naruto va ainsi convaincre Nagato que Jiraya est aussi son surhumain, et donc qu’il est aussi pour lui subjectivement indépassable. Par suite, s’il refuse de croire en Jiraya, s’il abandonne les idéaux de Jiraya, alors il refuse de croire en lui-même. C’est une contradiction tellement insupportable qu’elle ne peut conduire Nagato qu’à un revirement.

Toutefois, là où Naruto achève vraiment Nagato, c’est en prolongeant le raisonnement en le centrant sur sa propre personne. Dans la séquence finale, Naruto va se démener à expliquer à Nagato que comme il a les preuves que Jiraya croit en lui (la preuve étant ici que Naruto est le nom du personnage principal du roman écrit par Jiraya où il expose son idéal), alors si l’on croit en Jiraya on se doit de croire en Naruto. C’est un peu tordu mais voilà comment Naruto gagne totalement la joute argumentative, car, par le jeu de transmissions de croyances exposé, il incarne lui-même désormais la figure du surhumain aux yeux de Nagato et peut le dominer complètement. On comprend alors pourquoi Nagato décide logiquement de se soumettre à Naruto, et propose de lui-même de réparer le tort qu’il a causé en ressuscitant tout le monde. Nagato cède devant Naruto.

Mais là où ça devient vraiment intéressant d’un point de vue littéraire, c’est qu’on peut dire aussi que le lecteur est par ce geste invité à céder lui-même à Naruto (à la fois l’œuvre et le personnage qui sont confondus astucieusement), et donc à céder à cette séquence qui fait décidément tout pour briser la suspension consentie de notre incrédulité. Car en effet, il y a un deuxième niveau de lecture sur ce passage, tout aussi important à analyser puisqu’il tend à confirmer que le premier niveau d’explication que j’ai développé est le bon (malgré son apparence un peu fumeuse). En fait, en remarquant que Naruto brandit donc un livre qui s’appelle “Naruto”, le tout dans un manga qui s’appelle Naruto, on ne peut pas ne pas voir que Kishimoto cherche à enfoncer sans équivoque le 4e mur et à s’adresser directement à nous, lecteurs, à travers Naruto. 

Mais quel est son message sur le fond ? On sait que Naruto incarne déjà lui-même une figure du surhumain pour une bonne partie de ses lecteurs à ce moment du récit, ce qui ne peut avoir échappé à Kishimoto. En effet, d’une part il a lui-même conçu Naruto comme un prêcheur de bonne parole extrêmement positif qui gagne ses combats en sermonnant ses adversaires, et d’autre part Naruto est déjà un phénomène mondial au moment où les chapitres de l’arc Pain paraissent. Donc, en déduction du raisonnement précédent, mon interprétation est que Kishimoto nous propose de nous servir de notre croyance en Naruto pour trouver la foi de poursuivre, dans le monde réel, le chemin vers la paix qu’a tracé Naruto dans le monde des shinobis. J’y vois en tout cas tout le potentiel de la portée politique de Naruto…

Publications similaires