Applications de rencontres “gratuites” : des utilisateurs exploités et arnaqués

Les articles discutant du thème des applications de rencontre ont pullulé ces dernières années sur la toile. On ne compte plus les billets qui commentent la massification de leur utilisation ou qui décrivent les transformations qu’elles induisent dans le fonctionnement de nos relations et dans la façon dont on les aborde. “Les applications de rencontre ont-elles tué le romantisme ?” s’interrogeait Madame Figaro dans un article de 2020. Hmmm, je dirais qu’on s’en fout, non ? Heureusement, à côté de ce fatras d’articles creux, des critiques plus sérieuses (et plus féministes) ont pu émerger. Je citerais en particulier celle des chercheurs Ziyed Guelmami et François Nicolle tirée de leur ouvrage Applications de rencontre : décryptage du néo-consumérisme amoureux (qui est aussi un livre riche en études sur le sujet qui nous serviront pour la suite de cette chronique). On y apprend notamment à quel point l’émancipation promise par les applis est limitée tant elles sont structurellement vectrices de modèles normatifs et donc enfermants pour les utilisateurs et utilisatrices. Et que les applis doivent leur succès essentiellement à la frustration massive des hommes et à leur mise en compétition, donc au patriarcat. 

Mais a-t-on pensé à faire une critique marxiste du modèle économique de ces applis ? Hélas, non, en tout cas je n’en ai pas trouvé de satisfaisante. Je vais donc essayer de m’y atteler avec humilité, et de manière schématique et succincte. Pour cela demandons-nous tout d’abord : quel est le modèle de production de ces applis ? Qu’est-ce qui y est produit et par qui ? Et à qui profite le crime ?

En s’inscrivant sur une application de rencontre, un utilisateur donne des informations personnelles cruciales : son nom, son âge, ses préférences, son travail parfois, ses coordonnées, sa géolocalisation etc. Et des photos bien sûr, tout un tas de photos. Ces données sont exploitées à double titre. D’une part elles fournissent l’ensemble du contenu de l’appli qui est fourni aux autres utilisateurs (si les utilisateurs arrêtent de fournir en contenu l’application l’appli meurt instantanément). D’autre part, les données sont évidemment utilisées pour des publicités ciblées. Voilà par exemple comment Tinder explique sur son propre site assumer complètement d’alimenter les publicités à partir des données récupérées sur ses utilisateurs :

“Nous pouvons publier des publicités sur les produits et services d’annonceurs tiers sur notre service, ainsi que des publicités promouvant notre propre service sur des sites et applications tiers. Pour améliorer la pertinence de ces annonces, nous fournissons certaines informations vous concernant à des tiers, y compris à des partenaires publicitaires, ou leur permettons de collecter ces données à partir de nos services (via des cookies, des SDK ou des technologies similaires). Certains de nos partenaires publicitaires nous permettent de transformer votre adresse e-mail, vos identifiants publicitaires ou votre numéro de téléphone en un identifiant ne permettant pas de vous identifier personnellement. Cet identifiant unique peut ensuite être utilisé soit pour vous exclure de nos campagnes marketing, soit pour cibler nos publicités vers un public ayant un profil similaire au vôtre en termes de parcours, d’intérêts ou d’utilisation de l’application.”

Il est dans notre intérêt légitime de promouvoir notre service et d’afficher des publicités adaptées aux centres d’intérêt de nos membres, afin d’améliorer leur expérience et de financer les parties de notre service qui sont gratuites.”

Par “intérêt légitime”, on comprend qu’il s’agit en fait de faire fructifier l’entreprise Tinder et d’arroser ses actionnaires (du groupe texan Match, qui détient aussi Hinge, Meetic, OkCupid…). Cependant, cette réutilisation des données pour les pubs n’est pas propre aux sites de rencontre, c’est le modèle économique de la plupart du gratuit sur internet. Sur ce plan, la spécificité des sites de rencontre est d’exploiter des données plus intimes (et donc valant plus) que les autres sites marchands ou les autres plateformes. Et par ailleurs de proposer bien souvent un abonnement premium qui donne accès à des fonctionnalités nouvelles comme le droit de swiper plus dans une même journée par exemple ou le droit de voir directement quels profils ont déjà liké le nôtre.

Au bilan, faisons une comparaison des processus de production avec une plateforme comme Vinted – également gratuite :

Pour Vinted :

  • LE VENDEUR :
    • a gagné le prix de vente (moins la commission, les “frais”…)
    • s’est servi de fait du service de mise en relations
    • a concédé ses données personnelles à Vinted
  • L’ACHETEUR :
    • a obtenu l’objet acheté
    • s’est servi de fait du service de mise en relation
    • a perdu le prix de vente
    • a concédé ses données personnelles à Vinted
  • VINTED :
    • a fourni le service de service de mise en relation
    • a gagné la commission sur la vente
    • a obtenu des données sur l’acheteur et le vendeur qui vont alimenter ses revenus publicitaires

Pour Tinder :

  • L’UTILISATEUR A  –  qui a du succès :
    • a concédé ses données personnelles intimes à Tinder qui vont permettre à l’application de fonctionner pour les autres utilisateurs 
    • a obtenu XX matchs (et a trouvé le grand amour parmi ces matchs, il a trouvé ce qu’il cherchait en s’inscrivant sur l’application)
    • a peut-être acheté un abonnement premium Tinder Gold
  • L’UTILISATEUR B – qui ne correspond pas aux standards de beauté :
    • a concédé ses données personnelles intimes à Tinder qui vont permettre à l’application de fonctionner pour les autres utilisateurs 
    • n’a pas obtenu de matchs ou vraiment très peu (il n’a pas trouvé ce qu’il cherchait en s’inscrivant sur l’application)
    • a peut-être acheté un abonnement premium Tinder Gold
  • TINDER :
    • a obtenu des données intimes sur les deux utilisateurs qui vont alimenter ses revenus publicitaires
    • a exploité les données des deux utilisateurs pour créer du contenu pour l’un et l’autre et les maintenir captifs sur l’appli (et donc générer encore plus de revenus publicitaires)
    • a peut-être récupéré l’abonnement Tinder Gold d’A ou B
    • a fourni à A des matchs et le grand amour (god bless capitalism)
    • n’a rien donné à B si ce n’est des catalogues de photos mal cadrées… En tout cas, il n’a de fait pas donné de “matchs” à B ou très peu. On ne sait même pas s’il a donné plus de chance à B de pouvoir “matcher” avec l’abonnement premium car le fonctionnement détaillé de l’algorithme reste inconnu.

On voit vraiment à quel point les applis de rencontre, plus que tout autre type de plateforme, exploitent leurs utilisateurs sans les rémunérer à hauteur de leur participation à l’ensemble du processus de production. C’est totalement déséquilibré : l’utilisateur A me paraît perdant, et l’utilisateur B l’est encore plus. D’un point de vue marxiste, c’est en fait de l’exploitation, avec un partage quasi inexistant de la valeur ajoutée entre les créateurs de contenu qui sont les utilisateurs-producteurs et les propriétaires des moyens de production qui sont les multinationales. On connaît l’adage qui dit “Quand c’est gratuit, c’est que c’est toi le produit” mais dans le cas de ces applications de rencontre, ce serait plutôt “Quand c’est gratuit, c’est que c’est toi le producteur”. Il faut donc s’interroger sur le sens de cette exploitation. Surtout quand l’on sait qu’il y a des utilisateurs captifs des applications de rencontre – ces applications étant aujourd’hui des quasi incontournables dans notre société pour peu que l’on souhaite se mettre en couple (cf. Applications de rencontre : décryptage du néo-consumérisme amoureux). En fait, les applis de rencontre semblent créer une classe de producteurs exploités captifs. 

Mais ne nous arrêtons pas à la simple analyse marxiste et revenons sur le triste cas de l’utilisateur B de notre exemple, celui qui n’a pas trouvé ce qu’il cherchait. Car force est de constater que ce pauvre B s’est fait escroquer quelque part ! Il a vu à la télé, au cinéma ou sur Youtube une publicité lui promettant qu’il allait trouver le grand amour en utilisant l’application, mais voilà c’est raté. Oui, car Tinder ne peut pas garantir le grand amour à B, parce qu’il ne peut heureusement pas garantir le consentement des autres utilisateurs à bien vouloir matcher avec B et même à correspondre à ses attentes. Ça fait partie des choses dont on ne peut garantir la disponibilité, en tout cas pas sur ce type d’application. Tout ce que peut garantir Tinder n’est même pas de l’ordre de la possibilité – et ce même avec un abonnement premium. Bilan des courses, Tinder a vendu du rêve, un service impossible à B qui ne pouvait rien obtenir sur l’appli du fait de son incapacité existentielle à générer des matchs (l’idée n’est pas ici de commenter les raisons de cette incapacité mais de la constater). A mon sens, l’utilisateur B est donc victime d’une pratique commerciale trompeuse au sens de l’article L. 121-1 du Code de la Consommation, c’est à dire reposant sur “des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur et portant sur l’existence, la disponibilité ou la nature du bien ou du service”. Là où ça devient inquiétant c’est que les utilisateurs de type B sont légions. En fait, même si tout le monde n’a pas aussi peu de matchs que B, la plupart des utilisateurs et utilisatrices des applications hétérocentrées n’y trouvent pas ce qu’ils y cherchent ou en sont du moins insatisfaits, d’après les études parues sur l’utilisation des applis (cf. encore Applications de rencontre : décryptage du néo-consumérisme amoureux). Donc on ferait vraiment face à un système d’arnaque généralisé ! Alors, oui, je sais que certains rétorqueront que Tinder n’est pas responsable de l’inaptitude de B à se rendre désirable, ou qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même de ne pas avoir construit sa vie en s’interdisant d’utiliser des applications dont il ne peut rien tirer. Mais en tant que société, peut-on laisser des multinationales texanes continuer d’exploiter et d’arnaquer B, sous prétexte que B ne se rendrait pas compte de sa condition ou qu’il aurait mal évalué ce qu’il serait en mesure d’obtenir via l’utilisation d’applications de rencontre ? Sachant que B n’a pas vraiment les moyens d’être clairvoyant sur sa situation vu qu’il n’a pas de visibilité sur le traitement que lui réserve l’algorithme…

Faut-il pour autant fermer les applis de rencontre ? J’avoue que ce serait bien regrettable pour les utilisateurs de type A, qui peuvent réussir à y trouver leur compte – même si leur utilisation des applis se fait donc structurellement surtout sur le dos de tous les utilisateurs qui se font truander pour que le modèle économique des applis puisse perdurer. Mais l’idée d’une application de rencontres n’est en soi pas moralement problématique à mon sens (en tout cas ce n’est pas le sujet de cette chronique), c’est son usage capitaliste actuel qui l’est. Alors pourquoi pas un service public de rencontre, qui serait éthiquement un peu mieux fabriqué (suivant l’idée que j’avais proposé pour un Airbnb nationalisé dans une précédente chronique) ? Sur le papier, l’idée est aussi incongrue que séduisante, enfin encore faudrait-il consentir à fournir ses données intimes directement à l’Etat ou à un organisme public, ce qui est une idée bien peu attrayante… Bien qu’en vérité, donner ce type d’information à des entreprises privées n’est pas non plus la panacée. Et qu’en outre les autorités ont déjà techniquement accès à ces données sur demande aujourd’hui !

Peut-être faudrait-il déjà commencer par poser politiquement le problème économique, réglementer a minima le secteur et ses campagnes publicitaires, lancer des campagnes d’information… Et surtout forcer les applications à dévoiler leurs algorithmes pour qu’au moins les utilisateurs-producteurs prennent conscience de leurs conditions d’exploitation. 

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