Bayrou et Ruffin, de la valeur travail à la valeur sueur

“En avant la production !” c’est la consigne donnée par notre premier ministre, qui trouve que, manifestement, les français n’en font pas assez au travail. Depuis quelques semaines, les macronistes et leurs alliés se livrent à une triste compétition : il s’agit d’annoncer l’idée la plus vertigineuse pour obliger les Français à travailler “plus longtemps dans la semaine, plus longtemps dans l’année et peut-être plus longtemps dans la vie” comme le disait Edouard Philippe sur le plateau de RTL le 25 juin dernier. Parmi les provocations proposées du clan libéral, on retrouve sans surprise le retour sur les 35 heures, la suppression de jours fériés, de la cinquième semaine de congés, le perpétuel recul de l’âge de la retraite etc. Mais pourquoi cette obsession agaçante de nous faire travailler toujours plus ? Examinons les éléments de langage fournis par Bayrou lors de présentation du budget : il s’agirait de permettre “d’augmenter l’activité économique des entreprises, des commerces et de la fonction publique pour que notre production en soit améliorée.” Et c’est tout. On ne s’embête même plus à miroiter aux travailleurs le “pour gagner plus” de la fameuse expression de Nicolas Sarkozy. Non, aujourd’hui on bascule en fait dans le pur discours sacrificiel dans lequel Bayrou nous dit même texto que “nous vivons un moment de vérité où chacun doit se demander : quelle part suis-je prêt à prendre à notre avenir collectif ?”. Alors, bien sûr la presse de gauche s’empressera de démonter à raison les tenants et aboutissants du projet désastreux de Bayrou, en montrant par exemple que les Français ne travaillent pas moins que le reste des européens ou encore que la seule  augmentation de la durée du temps de travail des salariés n’entraîne pas magiquement des gains substantiels en production ou en activité pour les entreprises (sans quoi on n’aurait pas la multiplication des Bullshit Jobs)… Mais tout cela me paraît épuisant et inutile. Nous n’avons plus rien à dire à ces ennemis de classe qui ont fait un hold-up sur le pouvoir lors des dernières législatives en exploitant les failles de la 5e république. Il s’agit maintenant de les dégager le plus rapidement possible de la place qu’ils ont usurpée, nous n’avons plus rien à construire avec eux.

“Au boulot !” c’est le titre du dernier film de François Ruffin. Ça ressemble drôlement à la formule de Bayrou, vous ne trouvez pas ? La version de gauche peut-être ? Il faut dire que Ruffin veut se présenter désormais comme un “travailliste”. A 49 ans, le cinéaste devenu député se cherche encore politiquement semble-t-il, puisqu’il y a trois ans il faisait le tour de la presse pour qu’on l’annonce comme un “social et démocrate”. Enfin maintenant il est travailliste, mais attention, un bon travailliste, pas un britannique quoi. ll faut lire l’explication fournie par le manifeste fondateur de DEBOUT !, son nouveau mouvement :

La société, c’est du travail mis en commun

Nous sommes travaillistes. Non pas au sens du «Parti travailliste» britannique. Mais au sens où nous plaçons le travail, le travail en commun, bénévole, salarié ou domestique, comme le cœur de la société. Car dans n’importe quel geste du quotidien, y compris les plus anodins, il y a une quantité faramineuse de travail derrière. C’est le socle de nos sociétés.

Nous n’adhérons pas aux discours sur la «fin du travail», qui le décrivent comme une malédiction à chasser. À quoi ressemblerait une «société sans travail»? Une classe d’oisifs qui vit sur le travail d’autres, invisibles dans nos pays, externalisés ailleurs? Ou alors une armée de robots qui construiraient, éduqueraient, soigneraient?

Non. Nous faisons nôtre toute l’histoire du mouvement ouvrier. Quelle est-elle? D’abord, la dignité par le travail, la bataille sur le contenu du travail, son sens, se réaliser en réalisant, sur la maîtrise de l’outil de travail et ses finalités. Ensuite, la lutte pour la valeur de son travail, la paye, les conditions du travail. Enfin, libérer du temps hors travail, la bataille pour le temps libre. Les trois, ensemble.

C’est une version de gauche du discours sur la valeur travail : on nous parle de dignité, de conditions de travail, de mouvement ouvrier… Les mots-clés sont là mais il s’agit bien d’un éloge du travail pour ce qu’il est intrinsèquement et pour les bénéfices qu’il apporte à la société. Ruffin nous ressort même la vieille ritournelle bien connue de la chasse aux oisifs, qui sont nommés presque caricaturalement comme tels. A Marianne, Ruffin parle même de défendre et valoriser la France “qui pue un peu sous les bras”. Certains y ont vu du mépris (les prolétaires ne se lavent-ils pas comme les autres ?), j’y vois plutôt une espèce de fétichisation de la classe laborieuse, avec un côté charnel que je m’étonne de voir assumé puisqu’on en vient à faire l’éloge même de la valeur de la sueur. En gros, le travail c’est la sueur, et la sueur c’est sexy (Ruffin ???) donc le travail serait sexy ! Enfin, c’est mon interprétation lacanienne qui vaut ce qu’elle vaut. Si c’était du simple mépris, à mon avis Ruffin aurait préféré une formule comme celle des sans-dents de François Hollande. Mais ne nous arrêtons pas à ces considérations. Chez Ruffin, on n’est pas comme chez Bayrou, on ne travaille pas pour rien ! Non, on travaille pour le climat d’après le même manifeste :

Un travaillisme climatique

Quel sens alors donner au travail aujourd’hui?

Affronter un défi commun, gigantesque, existentiel: le défi climatique. Qui suppose de tout transformer: agriculture, industrie, logement, déplacement. Il y a là une masse immense de travail à réaliser.

Nous nous inspirons de Roosevelt, président des États-Unis en 1942, lorsqu’il entre en guerre. Il n’a ni chars, ni avions, ni bombardiers. Il va alors canaliser toute l’énergie, les capitaux, la main d’œuvre, l’appareil d’État vers un objectif: l’économie de guerre. Nous devons opérer le même basculement pour accomplir la mobilisation générale que nécessite le défi climatique.

Faire-ensemble, embarquer toute la société vers le même objectif, voilà ce qu’est le travaillisme climatique. C’est un projet qui part, évidemment, de l’urgence climatique. Mais c’est aussi un pari humaniste: derrière chaque porte, dans chaque personne, des talents, des savoir-faire, coudre, bricoler, cuisiner, conduire, jardiner. Aucun bras, aucun cerveau, aucune bonne volonté ne seront de trop. Parce que le pire malheur, aujourd’hui, c’est de se sentir inutile au monde. C’est d’être étranger à la vie en commun. C’est un projet, enfin, qui renoue avec la tradition communiste et socialiste, car il nécessite un État stratège, chef d’orchestre, qui opère une planification, pour cette mobilisation générale.

On apprend donc que c’est en travaillant en plus qu’on va sauver la planète. Si, si, c’est même Roosevelt qui le dit. Enfin il disait ça pour la guerre mais c’est pareil. Climat et guerre, même combat ? Et puis relance de l’investissement et augmentation de la quantité de travail c’est presque la même chose, hein ? On se met tous au travail et ça repart, non ? Mais on travaille dans le bon sens cette fois-ci, avec un État qui nous dira comment bien faire. Allez, au boulot !

La blague ! Je rappelle que Ruffin est un député affilié aux verts et qu’il compte être leur candidat aux Présidentielles ! Je trouve que ça en dit beaucoup sur l’état du parti écologiste français et sur la pauvreté théorique de leur logiciel s’ils sont prêts à accepter un tel niveau de discours productiviste dans leurs rangs. On est loin des décroissants, ou même juste de l’éco-socialisme d’André Gorz qui montrait que le chemin vers l’écologie ne pouvait passer que par une réduction radicale du temps de travail. Mais bon, après tout, Ruffin avait peut-être foot au moment où il fallait étudier l’écologie et la pensée de gauche moderne. Peut-on vraiment lui reprocher ? Plus sérieusement, là où Ruffin m’inquiète c’est qu’il est incapable de reconnaître que son discours creux sur la valeur travail est utile au pouvoir en place, puisqu’il s’insère parfaitement dans le délire antisocial macroniste qui veut que l’on travaille toujours plus pour la beauté du geste. 

Vraiment, je crois que ce que fait Ruffin sur ce sujet (dans le sillage direct de Roussel) est contre-productif ! La gauche doit s’en tenir à distance : les circonvolutions sur la valeur travail n’aident en rien notre véritable projet qui est, a toujours été, et restera la réduction du temps de travail. 

Post Scriptum – Ruffin et Jaurès :

Dans le manifeste de DEBOUT!, Ruffin se donne également des airs de Jaurès (qui est cité trois fois !) et s’annonce comme un “réformisme révolutionnaire”. Le manifeste ne cite pas les références liées à Jaurès – ce qui est bien dommage quand on sait que l’illustre cofondateur de la SFIO a fait évoluer ses avis sur pas mal de sujets au cours de sa vie et qu’il a écrit littéralement des milliers d’articles et de discours. Voilà ce qu’on peut trouver dans le manifeste de Ruffin : 

Réformiste-révolutionnaire, c’est une formule de Jean Jaurès.

À l’époque, il dit: « Le mouvement ouvrier doit arracher des petites victoires, pas attendre le grand soir. Ainsi, le peuple prend confiance en lui, prend conscience de sa force, pour engager ensuite une transformation plus profonde. »

Ayant passé des heures à lire Jaurès, je connais un peu son style. Et si la deuxième phrase me paraît correspondre tout-à-fait à sa plume, la première pas du tout. Le coup de la rime de victoire avec grand soir, ça sonne plus Ruffin que Jaurès ! Par ailleurs, sur le fond je vois mal Jaurès opposer “victoire” et “grand soir”, et je ne le vois pas du tout parler de “petites” victoires puisque justement pour Jaurès chaque victoire étant un pas vers la Révolution, elle ne peut être minimisée (tout comme le grand soir).

Évidemment, en tapant la prétendue citation du manifeste sur les moteurs de recherche, je ne trouve rien, ce qui ne prouve pas grand-chose du reste, car Jaurès reste encore assez mal référencé (c’est le problème des gens qui ont trop écrit, sur trop de supports différents). Bon. Explorons le discours de Jaurès pour le Congrès du parti en 1908, puisque c’est un de ses plus connus et qu’en plus Jaurès y discute précisément sur ce thème réforme/révolution. Et effectivement on y retrouve une citation qui y ressemble :

Je dis qu’à mon sens – et c’est là l’objet essentiel de la motion du Tarn – il importe, pour l’éducation même du prolétariat, pour la libération même des cerveaux ouvriers, pour la préparation même de la force prolétarienne qui doit un jour arriver à l’intégralité du pouvoir, il importe que ce ne soit pas seulement par des formules, si vraies soient-elles, si pleines de sens soient-elles, que ce ne soit pas seulement par une propagande théorique à laquelle, pour ma part, je suis passionnément attaché, mais par une série de réalisations, que le prolétariat, aujourd’hui misérable, accablé, prenne enfin conscience de sa force, parce que c’est de cette conscience surtout qu’il a besoin.

C’est tout de suite d’un autre niveau ! Et le fond est assez différent : la victoire chez Jaurès est un moyen et non pas une fin, car il sait que le chemin vers le socialisme ne s’écourte pas.

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