Les Certificats d’Économie d’Énergie (CEE) sont des avatars verdis du néolibéralisme
Comment promettre qu’on va réaliser des programmes politiques tout en prétendant ne pas augmenter les prélèvements ? Comment financer des politiques publiques sans ressources ? Comment orienter le marché dans un certain sens pour répondre aux attentes politiques des citoyens ?
Ce sont des problématiques majeures auxquelles a dû faire face le courant politique libéral. Pour les résoudre, nos apprentis sorciers de la finance au pouvoir en France ont inventé des systèmes complexes attribuant des valeurs monétaires aux politiques publiques. D’un point de vue marxiste, il me paraît particulièrement intéressant d’étudier ces mécanismes pour comprendre comment ils participent à la lutte des classes. C’est pourquoi il m’a paru nécessaire d’aborder le sujet des Certificats d’économie d’énergie dits CEE, qui sont des produits-types et remarquables du libéralisme des années 2000, qui sont encore régulièrement mis à l’honneur par nos gouvernants au pouvoir. Le projet de budget 2026 présenté par Lecornu prévoit par exemple d’augmenter encore la part des CEE dans le financement de la transition écologique, au détriment du financement d’autres aides plus directes comme MaPrimeRénov’.
Mais c’est quoi exactement un CEE ? Les CEE sont nés en 2005 par la loi de programmation fixant les orientations de la politique énergétique, dite loi POPE. Souvent présentés de façon trompeuse comme une “aide” ou “un levier parmi d’autres pour atteindre la sobriété énergétique” (cf. les éléments de langage de la BPI dans son dossier consacré à destination des entreprises), les CEE sont en fait des produits financiers assez complexes à analyser car tout à fait immatériels. Selon la définition de l’agence nationale pour l’information sur le logement, “le dispositif des Certificats d’économies d’énergie (CEE) est un mécanisme qui oblige les fournisseurs d’énergie (électricité, gaz, fioul, carburants, GPL,…) dit obligés, au travers d’objectifs triennaux fixés par les pouvoirs publics, à financer des actions et des travaux en faveur des économies d’énergie.”
Concrètement, les pouvoirs publics imposent aux “obligés” de détenir une certaine quantité de CEE pour un temps donné. Pour obtenir des CEE, l’obligé peut :
- Soit les “produire” directement en réalisant des actions en faveur des économies d’énergie ou en accompagnant des ménages et des entreprises à en réaliser
- Soit en acheter sur un marché où ils sont mis à disposition (en tant que produit sur lequel on peut spéculer) par d’autres entreprises qui ont elles-mêmes produit des CEE par des actions ou des travaux en faveur des économies d’énergie
Si les obligés n’arrivent pas à fournir la quantité de CEE désirée, l’Etat leur fait payer des amendes importantes.
Donc les CEE ça ressemble à une usine à gaz et… ça l’est. Mais c’est un mécanisme assez similaire à celui des quotas carbone, qui a été très documenté et médiatisé suite aux énormes affaires de fraude à la TVA qu’il a occasionné. Je vous invite donc à vous familiariser avec le système des quotas carbone si vous avez des difficultés de compréhension des CEE. Cependant, je considère qu’il est aussi bon de ne pas trop s’embrouiller l’esprit à essayer de se faire des schémas mentaux des transferts des CEE entre les différents acteurs. Et en rester à une analyse matérialiste du processus qu’on pourrait résumer ainsi : l’Etat contraint certaines entreprises, qu’on appelle les obligés, à s’organiser entre elles via un marché ouvert pour financer une politique publique de rénovation. Autrement dit, les CEE permettent à l’Etat de décharger le financement de sa politique publique au marché.
On comprend ainsi comment on peut tordre la définition du CEE pour appeler ça une “aide”. En fait, les obligés et les producteurs de CEE se retrouvent à devoir cibler des ménages et entreprises dits “éligibles” à des travaux de rénovation. Les éligibles vont donc être amenés à profiter du soutien de ces producteurs de CEE pour réaliser des travaux de rénovations, ce qui s’apparente à une aide, certes intéressée pour l’obligée, mais intéressante pour l’éligible. Mais ce n’est pas une aide de l’Etat, c’est une aide de l’obligé. C’est comme ça qu’en 20 ans les CEE sont devenus un rouage essentiel de la politique de massification de la rénovation énergétique du gouvernement. “Représentant désormais près de 6 Md€ par an, le dispositif aurait permis d’économiser plus de 106 TWh de consommations d’énergie finale en 2020 grâce aux opérations financées depuis 2014” comme le remarquait la Cour des Comptes dans un rapport publié en 2024.
A première vue on pourrait se dire que c’est tout bénef : l’Etat ne dépense rien et le marché est piloté par des obligations pour financer des aides d’intérêt général. Presque du socialisme en fait. Hélas non, c’est tout le contraire, et pour le comprendre, il faut s’intéresser à une question essentielle : Comment les obligés vont financer les actions de rénovations ? En rognant sur leurs bénéfices ? Evidemment, non, ce sera en répercutant les la facture sur les consommateurs finals : les obligés et le marché vont en fait s’appuyer sur leur clientèle captive. Car les obligés étant ici des fournisseurs d’énergie, on sait qu’il leur existera toujours des clients, qu’ils soient des entreprises, des ménages ou des organismes de transports. Dès lors, ces utilisateurs en bout de chaîne sont des cibles privilégiées, qui ne peuvent être protégées qu’en plafonnant les prix à l’arrivée. Mais si les prix sont trop plafonnés, alors le marché ne peut pas financer le programme, et donc l’Etat ne peut pas voir son programme réalisé. Par suite, comme l’Etat priorise la réussite de sa politique publique sur la défense des consommateurs captifs, il ne pratique que légèrement le plafonnement et laisse donc aux clients des fournisseurs en bout de chaîne la charge du financement in fine.
Voilà pourquoi c’est une pratique néolibérale extrêmement pernicieuse : l’Etat ordonne aux entreprises de saigner leurs clients captifs pour financer sa politique publique. Ce faisant l’Etat s’interdit de réfléchir à une répartition plus juste des prélèvements au sein de la société toute entière pour financer sa politique publique et laisse faire le marché, littéralement. Et autrement dit, à travers les CEE, l’Etat exploite les entreprises qui exploitent leurs clients à leur tour ! C’est donc une politique qui s’impose à une classe exploitée, qu’on pourrait qualifier plus globalement de politique antisociale – qui va bien sûr se répercuter d’abord sur les ménages les plus modestes. C’est ce qu’expliquait la Cour des comptes dans un langage plus policé, dans son rapport paru en 2024 : “Le dispositif des CEE conduit à d’importants transferts financiers entre acteurs. Il consiste en effet d’un côté en une quasi-taxe pour les ménages et les entreprises tertiaires et de l’autre en une allocation de subventions aux ménages et entreprises de tous secteurs pour les actions d’économies d’énergie engagées.” La Cour des comptes dénonçait aussi le fait que le tout s’opère de manière opaque : le dispositif est pensé pour que le consommateur en bout de chaîne ne puisse même pas remarquer qu’il a contribué à financer une politique publique du gouvernement. Il ne faudrait surtout pas qu’il puisse croire que ses impôts ont augmenté alors que le gouvernement a fait de la non-augmentation des impôts un marqueur de sa communication. Le rapport était clair là-dessus : « Le fait que les prélèvements auxquels donnent lieu les CEE ne sont pas qualifiés d’imposition de toute nature et, qu’en sens inverse, les reversements qu’ils occasionnent ne sont ni comptabilisés dans le budget de l’État ni considérés comme une dépense publique, a favorisé la croissance ininterrompue de ce dispositif. Le prélèvement opéré sur les factures des ménages et de certaines entreprises n’est ni clairement identifié par ceux-ci, ni associé aux CEE. » De par leur nature trompeuse, les CEE sont donc des outils particulièrement appréciés et efficaces pour servir les objectifs et la politique du gouvernement…
Comme je le disais en début de chronique, il est important que notre camp repère et cible ces dispositifs qui fonctionnent comme le CEE et qui occasionnent des transferts financiers massifs entre les différentes classes sociales, à divers degrés. Mais en vérité, il faut reconnaître que s’attaquer frontalement aux CEE a tout d’une opération piégeuse pour un mouvement de gauche. Eh oui, car dénoncer les CEE implique de dénoncer une politique publique qui finance effectivement la massification de la rénovation écologique. Pour autant, c’est à mon avis un angle à approfondir pour renforcer l’adhésion populaire à notre camp. Pour rendre incontournable le l’horizon du socialisme, nous avons en effet tout intérêt à montrer que les mesures véritablement écologistes prévues par le logiciel libéral se font systématiquement et structurellement au détriment des classes exploitées.
Dans son rapport, la Cour des Comptes s’intéresse aussi particulièrement à la vulnérabilité structurelle du dispositif des CEE à la fraude et aux escroqueries – mais ce thème de la fraude à la rénovation énergétique est tellement vaste que je me le réserve pour une autre chronique…